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Un bodybuilder 12

En passant par Bordeaux, il faut rouler au moins cinq heures pour aller à Montauban. Avec un bébé et un chien, surtout si c’est la maman qui conduit sans être relayée, le voyage dure bien sept longues heures. Au bas mot. -Pourquoi n’ai-je pas pris le train comme d’habitude, se dit Jacky ? Qu’est-ce que j’avais derrière la tête ?

Le silence s’est installé. Léonie gonflée du lait de sa mère s’est endormie. Antoine s’est collé contre elle, il s’est installé dans sa douceur béate et Momo cesse de tournicoter. Il a compris qu’on était parti pour un bon moment et qu’il valait mieux en prendre son parti. Il pousse des petits soupirs dans son sommeil, couché en rond avec une patte sur le museau, mais personne ne les entend. Surtout pas Jacky assis à l’avant, engoncé dans la ceinture de sécurité et qui surveille la route d’un œil distrait. Suzanne dégonflée de son lait se sent plus légère, plus légère aussi de sa rancœur contre Stéphane. –Tu as du sang africain ? lui demande soudain Jacky, tu sais de quel pays tu viens ? Elle hésite à répondre. Son téléphone se met à vibrer au fond de son sac posé entre Jacky et elle. Elle est absorbée par le dépassement d’un camion à la conduite floue, dont on se demande s’il ne va pas soudain se déporter, chauffeur ivre, endormi ou sur son téléphone. A la hauteur de la cabine, Jacky jette un œil à l’homme qui absorbe un sandwich. Il pense que les deux barres vitaminées qu’il a avalées à la station service ne vont pas le caler longtemps. C’est compliqué de voyager sans avoir tout préparé, si l’on suit un régime strict. Un régime de fou. De fil en aiguille, il pense au concours qu’il vient de rater. A tous les sacrifices qu’il a dû faire pour aboutir à ce fiasco ridicule. Est-ce que le mot sacrifice a un sens ? qu’est-ce qu’il a sacrifié ? Une autre vie ? mais laquelle ? il n’en a jamais envisagé d’autre. D’abord développer son corps d’athlète, ce cadeau de la nature – et de sa mère, sourit-il intérieurement puis devenir acteur de cinéma. – J’ai une grand-mère antillaise. La plupart des gens ne le voient pas. Stéphane ne s’en était pas aperçu. Quand il a vu ma grand-mère, il l’a prise pour une vieille nounou. Il essaye de m’appeler. Il a du trouver mon mot. –Qu’est-ce que tu as écrit ? – La vérité, je dis toujours la vérité. Enfin, ajoute-t-elle avec un sourire amer, la vérité du moment, la vérité de mes sentiments qui n’est qu’une vérité parmi d’autres. –C’est très philosophique ce que tu dis. Moi je crois qu’il y a une vérité des événements. Ils ne font pas irruption dans notre vie par hasard, ils sont là pour nous mener à notre propre vérité. –Oh là là, se dit Antoine qui a entendu le dernier échange, ça rigole pas. Il vaut mieux que je dorme. –Par exemple, poursuit Jacky, je pense que le moustique qui m’a piqué sur le muscle  et fait rater le concours, est un signe. – Un signe de quoi ? dit Suzanne qui met son clignotant pour doubler un autre camion. – Le problème est là, justement, je ne sais pas de quoi il est signe mais je l’ai compris quand j’ai reçu la lettre de ma mère. –Tu veux dire que le moustique a un lien avec ta mère ?

Il hésite. Le téléphone se met à nouveau à vibrer. Puis il y a le clic du message qu’on a laissé sur le répondeur. Antoine se met à ronfler assez fort pour que Suzanne l’entende.

-Secoue le s’il te plait, qu’il change de position avant de réveiller Léonie. On approche de Poitiers, la circulation est dense et réclame de l’attention.

-Tu sais, dit Jacky, je ne l’ai dit à personne mais j’écris de la poésie. Des haïkus pour être précis. C’est la vérité.

-Tu peux m’en réciter quelques uns ?

Jacky sort un petit carnet de son sac et commence à lire.

Haïkus

1/

Haltères, je pose mes mains

je retiens mon souffle

2/

Le métal me dit tout de moi

silence en moi de ma force forclose

3/

Il y avait de la sueur de l’huile

sur la scène le corps perdu luisait

4/

Je suis la machine je suis la souffrance

je suis l’éden je suis la voie ouverte

5/

Mère, tu es le sac défait

de mes peines